Monsieur Janry avait disparu sous une montagne de gnomes. Je me précipitai alors vers la torche, tombée à deux pas de lui, en continuant de balayer de ma branche toutes les bestioles que je croisais. J’attrapai la torche d’une main, en essayant de maintenir les autres à distance, et fouettai avec vigueur le tas de gnomes, dont je vis enfin sortir monsieur Janry, les avant-bras griffés et mordus jusqu’au sang. Je le vis alors sortir de sa besace une petite bouteille de vinaigre, dont il nous aspergea la tête, avant de l’agiter sans ménagement sur les gnomes alentour. Les petits monstres reculèrent d’un coup, puis monsieur Janry récupéra la torche avant de me saisir par la taille, et m’emporter sous son bras comme si je n’étais pas plus lourd que quelques livres. Monsieur Janry se précipita à travers le bois, me reposant au sol dès que nous fûmes assez loin de l’étang.
« Qu’est-ce que tu fichais là-bas, Bernard ? me demanda-t-il en continuant de surveiller les alentours.
— J’allais vous demander la même chose ! répondis-je. J’ai compris ce qui se passait et comment y mettre fin, mais j’ai encore besoin de temps. »
Monsieur Janry eut d’abord un air surpris, puis secoua la tête en souriant comme s’il lui semblait évident de me trouver là, en fin de compte.
« Bon, de toute façon, on ne sera pas trop de deux. J’imagine que ce que tu voulais faire ressemble à ça ? me demanda-t-il en tendant une boulette de feuilles odorantes agglomérées par de la boue.
— Comment savez-vous ça ? demandais-je, toujours plus surpris.
— De la même manière que toi, je suppose ; en étant curieux ! Je t’ai aperçu hier soir, alors que je collectais de la boue, mais je ne pensais pas te retrouver dans le coin après ce que tu avais vu ! J’aurais dû me douter que tu ne t’arrêterais pas pour si peu.
— Alors c’est grâce à vous que j’ai réussi à m’enfuir ?
— Disons plutôt que nous nous sommes aidés l’un l’autre, sans le savoir, et je crois que nous allons encore faire équipe.
— J’ai l’impression que vous êtes mieux préparé que moi !
— Possible, mais en te voyant en mauvaise posture, j’ai dû improviser. Le vinaigre devrait bientôt cesser de faire effet sur les gnomes. Heureusement, j’ai laissé ma voiture sur un chemin à une centaine de mètres d’ici, avec dans le coffre quelques barquettes de merguez. Ne me demande pas pourquoi ces choses en raffolent, mais c’est comme ça. Mon idée initiale était de les poser en tas loin de l’étang pour les attirer, et aller affronter le Monstre de Boue. Dis-moi, tu vises bien ?
— Je me débrouille.
— Tant mieux, c’était ce qui m’inquiétait le plus. J’ai même fait trois boulettes pour avoir plus de chances. Tu vas en prendre deux, et je vais en garder une, au cas où.
— D’accord.
— Très bien. Que dis-tu de te poser en hauteur, puisque tu grimpes si bien aux arbres ? Moi, je l’attire dans la forêt pendant que les gnomes profitent de leur friandise favorite, et quand tu sens que c’est le bon moment, tu lui lances une boulette dans le fond de la gorge. Ça te va ?
— Je crois », fis-je en prenant une grande inspiration.
Monsieur Janry s’était montré très rassurant, et semblait avoir toute confiance en mes capacités. Nous avions installé le tas de merguez à quelques centaines de mètres de l’étang, et monsieur Janry en avait semé quelques-unes sur le trajet pour attirer les gnomes jusqu’à leur festin. Dès que nous les entendîmes arriver en masse, nous contournâmes la horde pour revenir au bord de l’étang.
Le Monstre de Boue était toujours là, et tandis que monsieur Janry commençait à faire diversion, je trouvai un arbre dans lequel me hisser, une boulette prête à lancer dans chaque poche. Monsieur Janry s’agitait dans tous les sens, et le monstre se mit à avancer vers lui. Il avait beaucoup changé depuis hier, et bien qu’il n’ait pas tout à fait forme humaine, on distinguait deux sortes de bras s’articuler sur le haut de son corps, et deux jambes qu’il déplaçait lourdement en laissant une traînée de gadoue informe derrière lui. Il n’avait pas vraiment de tête, et lorsque je l’entendis pousser un cri, je remarquai que c’était le milieu de son ventre qui s’était ouvert en deux. J’étais un peu trop haut pour avoir un angle idéal, mais il avançait lentement, ce qui me laissait le temps de redescendre et trouver la position idéale.
Monsieur Janry continuait de gesticuler en reculant, serpentant d’un autour du petit chemin. De temps à autre, il faisait de grands cercles avec sa torche, que le monstre tentait d’éteindre en lançant des monceaux de vase avec ses bras. Le monstre était tout proche, et s’il continuait d’avancer, j’allais manquer ma chance. Voyant cela, monsieur Janry s’écria :
« Bernard, prépare-toi, on va tenter le tout pour le tout ! »
J’acquiesçai en silence, et vis monsieur Janry lancer sa torche sur le monstre. Ce dernier parvint à l’éviter de justesse, et l’éteignit en écrasant son pied humide dessus. Pourtant, comme pris d’une soudaine colère, son ventre s’ouvrit de nouveau dans un cri rappelant le son grave d’une corne de brume. Je saisis ma chance, et lançai une boulette droit sur lui. J’avais visé plutôt juste, mais je vis un de ses bras balayer la boulette avant qu’elle ne lui tombe dans la bouche. Le monstre se tourna alors vers moi, et lança un nouveau cri, qui me fit vriller les tympans. J’étais pétrifié, et tentais malgré tout d’attraper l’autre boulette dans ma poche, quand je vis monsieur Janry lancer celle qu’il avait gardée. Malheureusement, il en avait fait trois pour une bonne raison : il visait si mal qu’il aurait manqué les bottes de foin dans un chamboule tout… La boulette ne toucha même pas le monstre, et alla se perdre quelque part dans les feuilles de la forêt. Voyant que le monstre continuait de s’avancer vers moi, monsieur Janry prit tout ce qui lui tombait sous la main pour le lancer sur le monstre. Il ne faisait mouche qu’une fois sur cinq, mais cela suffit pour que le monstre se tournât de nouveau vers lui. Soudain, je crus distinguer ce qui devait être un œil entre les bras du monstre.
Il ne restait qu’une boulette, et tant s’il ne criait pas de nouveau, nous n’aurions aucune chance. Je sortis alors le bocal de mon sac et le vidais de la boue collectée pour l’alléger. Il tenait tout juste dans ma main, mais je pouvais en faire un projectile efficace. C’était le moment de montrer à monsieur Janry qu’il avait eu raison de me faire confiance pour viser juste. Je me concentrai sur l’œil, et lançai de toutes mes forces le bocal de verre.
Le bocal s’écrasa précisément sur l’œil, et instantanément, la forêt résonna à nouveau au cri intense du monstre. Je visai alors un peu plus bas, droit vers l’ouverture au milieu de son ventre, et la boulette interrompit instantanément le cri, comme si elle avait servi de bouchon.
Le monstre s’était aussitôt immobilisé. Monsieur Janry et moi retenions notre souffle, nous demandant l’un comme l’autre ce qui allait advenir ensuite. Après quelques instants, le monstre commença à être secoué de tremblements, de plus en plus brusques, jusqu’à étendre ses bras dans toutes les directions, le corps partant violemment d’avant en arrière avant de se rompre en fragments de terre inerte qui regagnèrent le sol. Au milieu de la boue, on distinguait des barres d’échafaudages, les outils, et tout ce que les gnomes avaient apporté au monstre pour le nourrir. Je descendis de mon arbre et fonçai en direction de mon vélo, que je trouvai entièrement recouvert d’une couche de boue odorante. Monsieur Janry n’avait rien dit, mais je vis sur son visage un véritable soulagement. Au loin, nous entendîmes le rire des gnomes s’étaler en différents cris venant de toutes les directions, indiquant qu’ils s’étaient sans doute dispersés aux quatre coins de la forêt, n’ayant plus de maître à servir.
La situation était presque redevenue normale à Cloche-Bourg. La brume avait rapidement laissé place à un temps nuageux, laissant même de temps en temps quelques éclaircies égayer les feuilles rousses de l’automne. Seuls quatre des chats de madame Ratel avaient refait surface. Je ne savais ni où ils étaient passés entre temps ni pourquoi ceux-là étaient revenus, mais j’imaginais qu’ils avaient pris peur en croisant les gnomes, et avaient fini par se décider à rentrer. Madame Ratel, en tout cas, était persuadée que je les avais moi-même rapportés.
Personne d’autre que monsieur Janry ou moi ne sut vraiment ce qui s’était passé. Tout le monde s’était empressé d’oublier les tristes événements qui avaient secoué le village, mais au-delà de la satisfaction d’avoir ramené la paix à Cloche-Bourg, j’avais maintenant l’impression de pouvoir compter sur monsieur Janry, lorsque d’autres événements viendraient troubler la vie paisible des habitants. Restait à savoir quand cela arriverait !