Pas étonnant que personne ne les ait vraiment vus, surtout s’ils avaient agi en petits groupes.
Individuellement, chacune de ces bestioles ne devait pas faire plus de trente centimètres de haut, mais ils étaient si nombreux que leur horde était semblable à une flaque d’huile s’étalant autour des arbres. Ils avaient la peau violette et portaient tous des petits bonnets verts, qui leur descendaient sur les yeux en ne laissant ressortir que leurs oreilles pointues. Tout semblait indiquer qu’il s’agissait de gnomes. Des centaines de gnomes ! Je ne bougeais pas d’un cil, respirant le plus silencieusement possible, tandis que la horde dégoulinait de part et d’autre de ma cachette dans un torrent de bruits aigus. Ils passaient rapidement, mais j’eus le temps de m’attarder sur certains d’entre eux. J’eus l’impression, d’après leurs rapides mouvements de tête, qu’ils se repéraient dans l’espace grâce à leurs petits cris ; ceux-là mêmes qui entendus de concert, faisaient penser à des rires grinçants comme ceux que l’on m’avait décrits, et que j’avais entendus la veille.
Après un moment, le torrent de gnomes s’était enfoncé dans la boue, étouffant leurs petits cris stridents. Je sortis de ma cachette, et allai regagner mon vélo, mais je me rendis compte qu’il avait disparu. Je me retournai pour vérifier que j’étais bien à l’endroit où je l’avais laissé, avant de réaliser qu’il avait dû être emporté par les gnomes. Pourtant, ce n’était que le début de mes ennuis. La brume venait soudain de s’épaissir, et je vis la boue s’agiter en surface. Je crus d’abord que c’étaient les gnomes qui revenaient, mais au milieu de ce monticule de boue informe, je distinguai bientôt des barres métalliques, des outils, et il me sembla même distinguer une roue de mon vélo, tandis que l’amas s’élevait jusqu’à atteindre approximativement la taille d’un tracteur. Je ne savais pas encore ce que c’était, mais je n’avais pas complètement tort en imaginant que les gnomes refaisaient surface, et commençai à en voir quelques-uns se diriger de nouveau vers moi. Cette fois, impossible de me cacher, et j’étais certain qu’ils m’avaient déjà vu. Mon cristal brillait à présent si fort que la lueur traversait mes vêtements. N’ayant guère envie de prendre racine, je me précipitai dans la direction opposée aux gnomes. J’avais cavalé sur deux cents mètres en évitant les arbres, avant de me retourner sur la horde de gnomes qui m’avait pris en chasse. Je n’avais regardé qu’un instant, mais j’avais eu le temps d’apercevoir en fond, la forme étrange continuer de s’élever au-dessus de l’étang, continuant de courir comme un dératé, jusqu’à sortir du bois. Il me semblait avoir distancé mes poursuivants, mais je ne réduisis pas l’allure pour autant, ne me sentant pas encore en sécurité. Après quelques minutes, alors que j’arrivais près de la maison, leurs cris stridents avaient complètement disparu, et je sentis que je pouvais enfin reprendre mon souffle. Je n’étais pourtant pas au bout de mes peines, et j’allais encore devoir comprendre à quoi j’avais affaire exactement.
À peine arrivé, je galopai jusqu’au grenier pour sortir des cartons les vieux livres de grand-père Philémon. Je commençai par fouiller dans les vieux livres de contes. Il me semblait que l’un d’eux renfermait une description de ceux que j’avais appelés des gnomes, mais après avoir parcouru plusieurs histoires, je ne parvenais pas à retrouver ce que je cherchais. J’ouvris un autre livre, à la recherche d’une gravure qui pourrait me mettre sur la voie, mais je ne trouvais rien. Rien de rien.
J’avais étalé sur le plancher poussiéreux du grenier une dizaine de livres, et continuais d’ouvrir les cartons à la recherche de celui qui pourrait me mettre sur la voie. Grand-père me disait toujours « quand quelque chose t’échappe, dis-toi que quelqu’un a écrit ce que tu cherches sur une page. Il suffit de trouver la bonne ! » Seulement voilà, comment trouver la bonne page quand on ne sait pas précisément ce qu’on cherche ? Je décidai donc de me tourner vers un autre outil, qui ne renferme peut-être pas la sagesse des livres de grand-père Philémon, mais qui me permettrait sans doute d’ouvrir des perspectives inattendues.
J’allumai mon ordinateur, et lançai quelques recherches dans différents onglets de mon navigateur. Je n’étais pas beaucoup plus avancé, mais ce que je trouvais avait le mérite de beaucoup m’amuser. J’avais commencé par chercher « gnomes », « lutins », « elfes », et tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à ce que j’avais vu ; ce qui avait ouvert des liens vers une montagne d’histoires et d’illustrations. Je me rappelai aussi la discussion avec monsieur Janry, et me lançai dans de nouvelles recherches pour tenter de comprendre l’origine de la brume. Malheureusement, je ne tombai que sur des explications météorologiques qui ne correspondaient pas à ce que j’avais vu, voire des histoires à dormir debout. Lorsque tout à coup, je tombai sur une vidéo étrange, qui pourrait peut-être donner un point de départ tangible à ma réflexion. La qualité était mauvaise, mais il me semblait distinguer au milieu de la bouillie de pixels une sorte de forme émergeant d’un brouillard intense. Le même genre de forme que celle que j’avais vue s’élever au-dessus de l’étang quelques heures auparavant. Je regardai la description sous la barre de lecture et trouvai le nom de « Schlammmonster ». La vidéo originale avait été tournée en octobre 2005 en Allemagne, ce qui me donnait une piste intéressante. De fil en aiguille, je me retrouvai à traduire des sites depuis l’allemand – merci la technologie et les traducteurs en ligne – pour essayer de savoir à quoi j’avais affaire, et me rappelai soudain que Grand-Père Philémon avait plusieurs livres en allemand. Des livres que je n’ouvrais jamais, n’étant pas capable de déchiffrer cette langue par moi-même. Seulement avec mes recherches, je n’avais pas vu le temps passer, et n’entendant plus un bruit en bas, mes parents devaient être endormis. Je retournai malgré tout au grenier, en posant les pieds précisément sur les endroits des marches qui ne grinçaient pas ; et que je connaissais comme ma poche.
J’arrivai au grenier sur la pointe des pieds, et mis la main sur le carton qui m’intéressait. À peine y avais-je fourré mon nez que la tranche d’une couverture me sauta aux yeux « Monster und Kreaturen ». C’était un livre relié en cuir vert foncé, gravé de lettres d’or. Dès les premières pages, outre le fumet caractéristique des livres anciens, je remarquai de nombreuses gravures, dont certaines avaient été colorées à l’aquarelle. Soudain, j’aperçus une des gravures qui ressemblait à s’y méprendre aux gnomes que j’avais vus, et je me rappelai que nous avions déjà feuilleté ce livre ensemble avec mon grand-père. Je le pris avec moi dans ma chambre pour faire quelques traductions, et pus vérifier que je ne m’étais pas trompé. Mais surtout, en continuant de tourner les pages, je finis par tomber sur celle qui allait tout élucider. Une gravure pour le moins impressionnante représentait le Schlammmonster, ou Monstre de Boue, que j’avais vu quelques heures plus tôt à l’étang. Tout traduire m’aurait pris des jours, alors je cherchai surtout à saisir les bons mots clés et arrivai jusqu’à un autre texte, qui semblait avoir été tiré de Monster und Kreaturen. Je retrouvais même sur la page de ce vieux site web, la gravure que j’avais trouvée dans le livre.
D’après ce qui était écrit, les Monstres de Boue apparaissent généralement à l’automne, aux abords de petits plans d’eau. Lorsqu’ils sont encore en train de se développer, ils sont très liquides et ont besoin d’absorber du métal pour former ce qui deviendra leur squelette. Ils peuvent alors faire appel à des créatures des bois, notamment les gnomes, pour lui apporter de quoi se nourrir ; et bien sûr, si le point d’eau a été pollué, un Monstre de Boue peut se développer particulièrement vite. S’il parvient au terme de sa croissance, le Monstre de Boue va adapter son environnement à ses besoins, et transforme tout ce qui l’entoure en un gigantesque marécage où il pourra vivre paisiblement avec les créatures qui l’ont aidé à voir le jour.
Si je ne faisais rien, Cloche-Bourg ne serait donc bientôt plus qu’un marécage. D’après ce que j’avais vu, le monstre n’était pas encore arrivé à maturité, mais j’étais persuadé qu’il ne me restait plus beaucoup de temps pour agir.