Une brume inhabituelle s’était installée depuis plusieurs jours dans toute la région. Peu de temps après, le cristal que m’avait confié mon grand-père s’était mis à briller. Il n’en fallait pas plus pour que je me décide à mener l’enquête. C’était l’automne, et il restait encore une semaine avant les vacances de la Toussaint. Une semaine qui se conclurait par une série de contrôles, évidemment, avec au menu des maths, du français et de la géographie. J’avais donc réglé mon réveil une heure plus tôt pour réviser, et après l’école, je pourrais commencer mes investigations.
Tout le monde parlait de la brume à Cloche-Bourg et ses alentours, et chacun y allait de sa petite histoire. Le plus dur allait être de faire le tri entre ce qui était réel et ce que les gens inventaient pour se rendre intéressants. Madame Ratel disait que cinq de ses chats manquaient à l’appel, et qu’elle avait enfermé les trois autres le temps que la brume se dissipe. Monsieur Gaubert disait avoir entendu des bruits bizarres dans sa grange, et que ses vaches semblaient perturbées, mais heureusement, tout le troupeau était là. Le garagiste aurait surpris des enfants fouiller dans son atelier, l’épicier se serait fait voler vingt kilos de saucisses, et l’échafaudage du chantier de la vieille chapelle aurait disparu. On pouvait ajouter à ça les dires de Clarisse, qui est dans ma classe, et qui aurait vu des lumières vertes en pleine nuit dans le pré derrière sa maison ; Théo qui disait aussi avoir vu des lumières, mais plutôt rouges cette fois, au beau milieu de Cloche-Bourg ; ou Jules, qui a carrément vu une voiture s’envoler sous ses yeux puis disparaître dans la brume… Autant dire que j’avais du mal à croire que tout ça puisse être vrai. Mais je ferais un piètre enquêteur si je ne prenais pas un moment pour suspendre mon jugement, et chercher des preuves qui me permettraient de comprendre ce qui s’est objectivement passé dans chaque cas.
Je commençai par aller voir Théo, qui n’avait pas attendu mes questions pour sortir discrètement son portable, et me montrer les photos prises la veille. Je pris son téléphone pour regarder de plus près, mais je n’avais pas l’impression qu’il ait appliqué un filtre ou autre. Il y avait plusieurs photos, y compris des photos floues, qui avaient chaque fois le même rendu. Il restait encore la question de la source de lumière, qui aurait pu venir d’un feu arrière de voiture, mais rien ne me permettait de dire que Théo avait inventé cette histoire, ni qu’il s’était réellement passé quelque chose d’étrange cette nuit-là. Autrement dit, je n’étais pas plus avancé. En revanche, pour l’histoire de Clarisse, c’était plus évident. Depuis qu’elle avait commencé à raconter son histoire, elle avait changé une douzaine de détails, qui s’ajoutaient petit à petit en donnant un air plus dramatique à la scène. La première fois, j’avais cru que c’était sa mémoire qui lui avait joué un tour, et le fait est que se souvenir en détail d’un événement sans rien modifier relève du miracle. Mais dans ce cas précis, j’avais remarqué que Clarisse avait modifié plusieurs détails en fonction des réactions de ceux à qui elle racontait son histoire. Quant à Jules… j’avais eu une bonne intuition en me méfiant, puisque la voiture était devenue sans prévenir un camion, qui s’était envolé en direction de la grange des Gaubert, ce qui, d’après lui, aurait expliqué les bruits étranges et le traumatisme des vaches.
J’étais ensuite allé voir Fanny Gaubert pour lui demander si elle avait entendu les bruits dans la grange de son père, puis Martin Lejuste, le fils de l’épicier. Naïm étant à la fois le fils du garagiste et mon meilleur ami, je savais de source sûre que son père s’était bien fait voler des outils et des pièces, mais il semblerait qu’il n’ait pas vraiment vu ceux qui avaient fait ça ; il aurait seulement entendu de petites voix aigües, et conclu à des enfants à cause du soupirail resté ouvert, par lequel étaient probablement passés ses visiteurs.
J’avais du mal à me concentrer en classe, si bien que plusieurs fois, les phrases de mes leçons sur mes cahiers se transformaient en réflexions sur l’enquête en cours. Je n’étais habituellement pas un élève trop turbulent, mais j’étais catalogué comme bavard par notre professeur, monsieur Janry. Je serais prêt à parier qu’il avait vu cette accalmie comme une bénédiction, et qu’il évitait de m’interroger, de peur de briser le charme.
Ceci dit, la journée passa plutôt vite, et je savais déjà quel serait mon programme de la fin de journée. Comme presque chaque jour après l’école, je raccompagnerais Naïm chez lui, et comme à chaque fois nous nous chamaillerions sans doute sur le classement des meilleurs animés du moment, parlerions probablement des autres élèves, des sujets abordés en classe, de tout et de rien. Naturellement, j’aurais aimé pouvoir lui parler du cristal et de tout ce que m’avait raconté mon grand-père, mais Naïm souffrait d’une cardiomyopathie qui le condamnait à une vie calme, loin de toute activité physique intense, et bien sûr, de toute émotion forte. J’avais jugé plus sage de ne rien lui dire du tout, même si j’aurais aimé avoir quelqu’un à qui en parler ! Surtout depuis que grand-père Philémon n’était plus là.
Je laissai Naïm devant le garage et enfourchai mon vélo en répétant ce que j’allais demander à madame Ratel. Je ne la connaissais pas bien, mais pas besoin d’être fin psychologue pour se douter que la perte de ses chats l’avait attristée. J’étais pourtant loin de m’attendre à sa réaction. À peine m’étais-je présenté devant sa porte, qu’elle me demanda :
« Tu as vu mes petits chats ? Tu sais où ils sont ?
— Non madame Ratel, je suis désolé.
— Ah…
— Ne soyez pas triste, je suis persuadé qu’ils ne sont pas loin ! Justement, je venais vous dire que je me lançais à leur recherche. S’ils sont dans le coin, je les retrouverai !
— Oh, tu es un ange, mon petit.
— À tout hasard, vous avez peut-être vu ou entendu quelque chose quand c’est arrivé ?
— Je ne sais pas exactement quand c’est arrivé, mais je me souviens que cette nuit là, j’ai cru entendre des rires dans la rue, et quand je suis allée voir à ma fenêtre, je n’ai vu que des ombres, alors j’ai pensé que c’étaient des gens qui revenaient d’une fête ou quelque chose comme ça.
— Et vous étiez avec vos chats à ce moment-là ?
— Je ne sais pas s’ils étaient tous là, mais oui, je crois.
— Est-ce qu’il y a un endroit où ils vont souvent ?
— Normalement, je laisse toujours ouverte la petite fenêtre de la cuisine, comme ça, ils vont et viennent à leur guise. Mais ils ne partent jamais longtemps ! Je crois qu’ils vont près du lac parfois. Du moins, l’abbé Mario en a déjà croisé alors qu’il allait à la pêche. Il leur arrive de traîner du côté du marché, aussi. Pourtant, ce n’est pas faute de les nourrir ! fit-elle dans un rire attristé.
— Ne vous en faites pas, fis-je en lui prenant la main. Je ferai de mon mieux pour les retrouver. »
Un large sourire redessina son visage, sans toucher à ses yeux clairs, voilés de peine. Alors que je tournais les talons, elle me demanda d’attendre un instant, et repartit à l’intérieur pour ressortir une minute plus tard avec un petit gâteau à la main. « Pour te donner des forces », avait-elle ajouté en s’efforçant de garder le sourire.
Je continuai avec l’épicier, et même s’il n’était pas encore tard, il serait mon dernier « témoin » de la journée. Lui non plus n’avait rien vu de spécial. Le seul point qui revenait sans cesse, c’étaient ces rires, et des ombres dansantes dans la brume. Autant dire que je n’avais pas élucidé grand-chose. Mais sur le chemin, alors que je n’étais plus qu’à quelques centaines de mètres de la maison, j’entendis des rires surgir du petit bois, avec au loin, quelque chose qui ressemblait à des lueurs rouges. Aussitôt, je m’arrêtai pour jeter un œil à mon cristal, qui s’était mis à briller.