J’hésitai un moment, et résolus de faire un léger détour par le bois, ne serait-ce que pour tenter de voir de plus près ces fameuses lueurs. Depuis la route, elles ressemblaient assez bien à celles que j’avais vues sur l’écran de Théo. Je m’engageai après quelques minutes sur le chemin du bois, très irrégulier et particulièrement sinueux, d’autant que le sous-bois était déjà plongé dans l’obscurité. Je ne pouvais cependant pas allumer mon phare, de peur de ne plus distinguer aussi clairement la lueur ; sans compter que je cherchais à rester aussi discret que possible.
Je passais plus de temps les yeux rivés vers la lueur rouge qu’à regarder où je mettais mes roues, et ce qui devait arriver arriva. Avant que j’aie eu le temps de voir ma roue avant déviée par une grosse racine, j’étais déjà étalé à deux mètres de mon vélo. Par chance, j’avais quand même réussi à retomber dans un énorme buisson de fougères, et bien qu’un peu sonné, je m’estimais heureux de ne pas m’être brisé les os. Je me relevai en époussetant mes vêtements, à la recherche de mon sac à dos. J’entendis alors les fameux rires reprendre de plus belle, comme si ma chute avait amusé ceux qui terrorisaient le village depuis des jours et des nuits. J’aperçus mon sac pendu par la bretelle à un buisson, mais le temps de contourner des ronces pour aller le chercher, les rires avaient complètement cessé, et la lueur rouge s’était évanouie. Je redressai mon vélo en tendant le cou, pour tenter de voir au loin, mais peine perdue.
Certain d’avoir manqué ma chance, j’allumai mon phare pour éviter une deuxième gamelle, et crus voir quelque chose bouger dans un buisson à quelques pas du chemin. Ni une ni deux, je sautai sur mon vélo pour amorcer une poursuite, mais la chose était rapide et avait coupé à travers bois. Je n’avais rien vu directement, sinon des mouvements de branches ici et là, mais j’étais persuadé qu’il y avait eu quelque chose. D’un autre côté, j’avais eu ma dose de cascade pour la journée, et me résolus à rentrer.
J’avais devancé ma mère, qui allait sans doute rester tard au bureau, et mon père ne m’avait même pas entendu, complètement absorbé par ses recherches. Je n’ai jamais su comment l’un et l’autre ont choisi de s’intéresser à la géologie ; je sais seulement que c’est pendant leurs études qu’ils se sont rencontrés, et qu’ils adorent ce qu’ils font. À peine rentré, je me précipitai vers ma chambre, et ouvris mon journal, dans lequel j’écrivis ce que j’avais pu découvrir dans la journée. C’était grand-père Philémon qui m’avait incité à faire ça. Il me manquait beaucoup, alors c’était un peu comme si je pouvais lui raconter mes aventures. J’aurais seulement aimé qu’on puisse en vivre plus ensemble ! Dans un sens, je le sentais toujours près de moi, et j’avais parfois le sentiment qu’il pouvait m’entendre lorsque j’avais besoin de lui parler.
Cette nuit-là, Cloche-Bourg avait encore été secoué par une vague de désordre. Monsieur Janry avait même jugé bon de prendre un moment en classe pour répondre aux questions que nous pourrions avoir. Il disait essentiellement qu’il ne fallait pas s’inquiéter, et que même les événements les plus étranges s’expliquent en général de façon simple. Je ne suis pas sûr qu’il tiendrait le même discours s’il avait dû faire face à Giacomo Toccini, mais je comprenais bien qu’il fallait éviter la panique.
« Et toi, Bernard, tu n’as pas de question à poser ? fit M. Janry en haussant les sourcils. Je te trouve bien silencieux ces derniers temps !? »
J’étais pris de cours. Bien entendu, j’avais des tonnes de questions, mais je doutais qu’il ait pu y répondre. Je lançai alors une question un peu plus basique.
« C’est déjà arrivé dans d’autres villages, ce genre de choses ?
— En ce qui concerne les incidents, oui, c’est le genre de choses qui peuvent arriver n’importe où. Concernant la brume, je ne suis pas un spécialiste de la météo, mais j’imagine que c’est un phénomène tout à fait normal.
— Et si ce n’était pas le cas ? Si tout ce qui est arrivé récemment est bien lié à la brume sans que nous sachions de quelle manière ? »
Monsieur Janry sembla surpris par ma question, mais ne se montra pas déstabilisé très longtemps.
« C’est ce que j’essayais de vous dire tout à l’heure. Lorsqu’il se passe quelque chose d’inhabituel, notre cerveau a tendance à choisir l’explication la plus séduisante, qui n’est pas nécessairement la plus rationnelle. C’est comme ça : on aime se raconter des histoires extraordinaires, mais il y a toujours une différence entre ce qu’on trouve dans les histoires et la vraie vie ! »
Théo intervint en montrant les images qu’il avait filmées, et monsieur Janry donna tout un tas d’explications possibles à ces lumières, en désignant lui aussi des feux de voitures comme explication la plus plausible. J’avoue que même si j’avais bien fait semblant, je n’avais encore pas été plus attentif que ça le reste de la journée.
Dès la fin de classe, alors que mes camarades s’empressaient de rentrer pour le goûter, je pris mon vélo pour aller voir l’abbé Mario. Je le trouvai devant le chantier de la chapelle, où des ouvriers étaient en train de monter de nouveaux échafaudages.
« Mais c’est le petit Pims ! fit-il en me voyant arriver. Ce n’est pas habituel de te voir traîner dans le coin. Il ne t’arrive rien de grave, j’espère !
— Non, tout va bien.
— Dieu soit loué. Je ne peux pas en dire autant de notre pauvre chapelle. Ça ne va pas retarder les travaux trop longtemps, mais je vais devoir revoir à la baisse le budget de Noël cette année… Excuse-moi ça ne doit pas beaucoup t’intéresser… En quoi puis-je te venir en aide ?
— J’essaye de comprendre ce qui arrive depuis quelque temps dans notre village.
— Nous le voudrions tous !
— Est-ce que vous auriez aperçu une lueur rouge dans la brume, lorsque c’est arrivé, ou entendu des rires grinçants, peut-être ?
— Si seulement j’avais été présent, je pense que j’aurais surtout entendu un boucan proche de celui que font les ouvriers maintenant ; mais ce soir-là, j’étais à l’abbaye, à Neuville-sur-Merle.
— J’ai aussi parlé à madame Ratel, elle m’a dit que quand vous alliez à la pêche, certains de ses chats aimaient vous tenir compagnie.
— Oui, c’est vrai. J’ai entendu dire que plusieurs d’entre eux avaient disparu. Ma parole ! s’esclaffa-t-il. Tu mènes une véritable enquête ! Est-ce que je dois faire appel à un avocat ?
— Je ne crois pas que ce sera nécessaire, lui répondis-je avec un sourire complice.
— À moins que ce soit arrivé la même nuit que le vol des échafaudages, je n’ai pas d’alibi pour cette disparition. D’autant que je ne vais plus à la pêche depuis une semaine. C’est bien dommage, car le mauvais temps garantit souvent de belles prises, mais depuis que la brume s’est levée, les berges de l’étang sont couvertes de boue ! J’en ai fait tout le tour dans l’espoir de trouver un endroit où je ne m’enfonce pas jusqu’aux genoux, mais même le petit ponton a été pris d’assaut ! »
Nous y étions. Pour la première fois, j’avais l’impression d’avoir mis le doigt sur une pièce essentielle du puzzle, même si j’étais encore loin de voir le tableau dans son ensemble. Je remerciai l’abbé Mario de son aide, et repris mon vélo, en direction de l’étang, situé à quelques centaines de mètres de l’endroit où j’avais fait un vol plané.
Je traversai de nouveau le petit bois, et privilégiai la prudence à la discrétion en allumant mon phare ; autant pour éviter les racines malveillantes que pour ne pas me faire surprendre par la boue, dont je ne savais encore rien de précis. J’arrivai rapidement aux abords du point d’eau, et diminuai l’allure quand je sentis le sol ramollir. Je posai mon vélo et fis quelques pas vers l’étang. Lorsque je commençai à craindre de m’enfoncer, je remontai la manche de mon manteau, avant de plonger ma main dans le sol jusqu’au milieu du bras, sans forcer. Je m’attendais à ce que la brume soit plus dense dans cette zone, mais étrangement, j’arrivais presque à distinguer l’autre berge et le fameux ponton.
Tandis que j’observais ce paysage aux airs fantomatiques, une légère brise me caressa le visage, portant avec elle une odeur que je n’arrivais pas à identifier. Je sentis mon bras plein de boue et compris que l’odeur venait de là. Ça ne sentait pas fondamentalement mauvais, mais ce n’était pas agréable non plus. Soudain, j’entendis derrière moi les fameux rires dont j’entendais parler depuis deux jours, avançant vers l’étang comme une nuée d’oiseaux. Je regardai sous ma chemise, et ne fus qu’à moitié surpris de voir mon cristal s’illuminer. Sans attendre, je me dissimulai dans un buisson, et au bout de quelques secondes, je pus enfin voir ce qui terrorisait Cloche-Bourg ces derniers temps.