Je me relevai, tournant la tête de tous côtés, pour voir s’il était passé derrière moi, mais rien. La pièce était vide, et pourtant, je sentais que je n’étais pas seul. Mon cristal avait cessé de briller néanmoins. Sans que je puisse expliquer pourquoi, je m’avançai vers le tabouret et lorsque j’approchai ma main du piano, j’entendis de nouveau la voix de Toccini.
« Installe-toi, mon jeune élève. À présent, tu vas jouer pour moi.
— Mais je ne sais pas jouer de piano !
— Tu n’as pas besoin de savoir jouer, me murmura le spectre. Tout ce qu’il faut, c’est avoir du cœur, et le fait est que tu as proposé de m’aider ! Tu veux bien essayer ?
— Je veux bien… » hésitai-je en m’asseyant.
Cependant, dès que je voulus ajuster le siège, je sentis que j’étais incapable de me relever.
« Il n’est pas très confortable, comme tabouret, dis-je en trébuchant.
— Il n’est pas fait pour être confortable, il est fait pour jouer. Alors, JOUE ! » avait soudain hurlé Toccini.
Tout comme j’étais incapable de me relever, je sentis mes bras venir au-dessus du clavier, et mes doigts frapper les touches une à une en jouant la mélodie que j’avais entendue auparavant. J’avais pris quelques leçons de piano l’année d’avant, mais j’avais laissé tomber parce que je n’arrivais pas à dissocier les mouvements de ma main droite et de ma main gauche. Cette fois, je sentais instinctivement ce que je devais faire, mais je n’avais pas l’impression de vraiment contrôler quoi que ce soit. Comme si j’étais le moteur d’un piano mécanique, qui se contentait de jouer les notes d’un autre. Et en me concentrant, j’eux l’impression de voir par-dessus mes bras, la même lueur verdâtre que celle du spectre de Toccini.
J’étais loin de connaître la mélodie par cœur, mais je commençais à me souvenir des temps forts, et je savais que le moment où il se mettrait en colère approchait. Peu à peu, je sentis monter la pression venant de celui qui faisait bouger mes doigts sur le clavier, sans savoir à quoi m’attendre. Lorsque j’entamai la maudite mesure, je vis le spectre de Toccini se tordre au-dessus du piano, les épaules tremblantes et les doigts recroquevillés. Pris d’une violente douleur, je baissai les yeux sur le clavier et vis mes mains tétanisées, tiraillées par la mélodie. Au moment où la douleur fut à son comble, mes doigts s’étalèrent sur le clavier dans une cacophonie qui me brisa le cœur et les tympans. Puis comme un navire qui arrive dans l’œil du cyclone, je retrouvai le calme de la mélodie revenue au début, et mes mains se remirent à jouer.
À peine avais-je commencé le morceau que je redoutais ce qui allait suivre. Je ne savais pas comment j’allais pouvoir terminer le morceau, puisque ce n’était pas vraiment moi qui jouais. En plus, si un grand compositeur comme Giacomo Toccini ne savait pas comment terminer son morceau, je ne voyais pas non plus comment j’aurais pu être d’une aide quelconque. Comment avais-je pu me lancer là-dedans ?
Les mesures fatidiques approchaient, et je sentais mon cœur se serrer, tout en battant au tempo diabolique de cette mélodie de malheur. De nouveau, mes mains se crispèrent sur le clavier, et une fois la douleur disparue, le morceau repartit une fois encore. Et une fois de plus. Et encore, et encore, et encore ! Si bien qu’après un moment, j’avais perdu le compte, ne sachant plus depuis combien de temps j’étais là, à répéter la même mélodie. En revanche, je sentais la musique imprégner mon corps, et chaque note commençait à me ronger, autant qu’à résonner en moi. Si bien que la peine de Toccini à la fin du morceau commençait à devenir mienne, et je sentis des larmes couler sur mes joues. C’est alors que pour la première fois, au lieu de sentir mes mains se crisper au moment où Toccini s’interrompait toujours, j’entendis sonner une note de plus que les autres fois. Seulement une note, mais elle était là ! Puis l’appréhension de la douleur dans mes mains reprit le dessus, et elles s’écrasèrent de nouveau sur le clavier dans la même cacophonie que les fois précédentes.
Le morceau recommença au début une fois de plus, mais à ce moment, je fus convaincu que je tenais la solution. J’avais réussi à partager la peine de Toccini, et grâce à cela j’avais réussi à aller plus loin dans la mélodie. C’était seulement la crainte de la douleur prochaine qui m’avait arrêté. Peut-être n’avait-il besoin de rien d’autre que quelqu’un qui l’écoute vraiment ! J’ouvris alors mon cœur à sa musique, ressentant de plus belle sa tristesse, en essayant de ne pas l’affronter, mais la laisser me porter. J’acceptais de souffrir un peu pour aider Toccini, supporter une part de la douleur qu’il ressentait seul depuis si longtemps, et à la fin de cette répétition, ce n’est pas une note mais tout un accord qui vint s’ajouter !
C’est alors qu’en plus de la peine de Toccini, je sentis un peu de joie, et un grand soulagement. Nous étions sur la bonne voie. Cette fois, je ne craignais plus la douleur de mes mains qui se crisperaient, persuadé que cela n’allait plus durer longtemps.
La fin du morceau approchait, et je ressentais tout ce que Toccini avait voulu mettre dans cette partition. L’œuvre de toute une vie, qui pourrait enfin laisser le compositeur partir, l’âme en paix. Le tempo se mit à ralentir, et mes doigts jouèrent pour la première fois une suite d’accords nouveaux, qui venaient terminer cette magnifique pièce. Puis mes mains s’éloignèrent du clavier, et se posèrent sur mes genoux. Devant moi, le spectre de Toccini avait retrouvé les parties de corps qui lui manquaient, et il portait de nouveau le costume à queue-de-pie qu’il avait toujours lors de ses représentations.
Sans un mot, il s’inclina comme s’il saluait un public imaginaire, et m’invita à faire de même. Je lui tournai donc le dos, et face au mur de pierres de la tour, je m’inclinai, fier d’avoir aidé Toccini, même si je n’avais finalement rien fait d’autre qu’être là, avec lui. Lorsque je me retournai pour le féliciter, je ne vis que le piano au milieu de la pièce vide. Toccini s’en était allé.
Je redescendis les escaliers de la tour, et traversai le reste du manoir, qui avait retrouvé un silence paisible. Quand j’arrivai au rez-de-chaussée, je ne vis rien pour entraver les fenêtres, et la grande porte s’ouvrit dans un léger crissement, sans que j’aie à forcer. Au bout de l’allée, le vélo de ma mère n’avait pas bougé.
J’étais revenu à la maison aussi furtivement que je l’avais quittée quelques heures auparavant, parvenant même à ranger le grand vélo sans faire de bruit, et je regagnai ma chambre pour dormir un peu avant le lever du jour. Au petit matin, j’essayai de ne pas montrer que j’aurais pu profiter de deux ou trois heures de plus au lit, et j’allai raconter mes aventures de la nuit à grand-père Philémon.
« Tu aurais vu sa tête quand tout a été fini ! Ça faisait plaisir de le voir aussi serein. La métamorphose était tellement spectaculaire !
— Je suis fier de toi, mon gamin. J’avais raison de penser que tu étais prêt, tu l’as montré cette nuit. Mais redis-moi, je crois que ma mémoire me fait défaut… tu as dit qu’il était où ce manoir ?
— Rue du vieux château, juste après l’entrée du village.
— Hum, je vois… fit mon grand-père avec un air circonspect. Tu veux bien regarder sur le bureau ? Il y a le journal de la semaine dernière. »
J’agrippai le journal et le lui apportai. Il le feuilleta page après page jusqu’à tomber sur ce qu’il cherchait, puis il me le tendit. Page 16, il y avait un article sur le fameux manoir, qui avait entièrement brûlé un mois auparavant, ne laissant qu’un tas de pierres. Au moment où l’article avait été écrit, les pompiers venaient de clore l’enquête sans avoir pu déterminer la cause de l’incendie.