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Le Manoir Fantôme
Chapitre 1

Les histoires de Grand-Père

Ça faisait presque un an que mon grand-père était arrivé chez nous. Au début, j’avais bondi de joie en imaginant tout le temps que nous allions passer ensemble. C’était avant de comprendre qu’il était gravement malade. Il était venu à Cloche-Bourg pour profiter de son air pur et se rapprocher de nous. Malgré son état, nous avons réussi à passer pas mal de temps ensemble. Quand il était en forme, nous allions nous promener, et il me montrait ce qu’il connaissait de la forêt. Parfois même, nous allions dans l’atelier pour bricoler tout et n’importe quoi. Lorsqu’il était trop fatigué, nous restions dans sa chambre où j’avais installé un petit bureau, et il m’aidait à faire mes devoirs, ou bien nous parcourions ensemble les pages de ses livres favoris. Mais ce que je préférais, et de loin, c’était les fois où il me racontait toutes les aventures qu’il avait vécues dans sa vie. Des aventures hallucinantes, pleines de créatures fantastiques comme on en trouve dans les livres, si bien que j’ai longtemps cru qu’il avait inventé ces histoires. Jusqu’à un fameux soir où il a demandé à me voir dans sa chambre.
Il n’avait pas quitté le lit depuis trois jours, et sa respiration était lourde. C’était la première fois que je le voyais aussi faible. Je me sentais obligé d’être fort pour deux, alors j’ai gardé mes larmes pour moi.
« Mon petit Bernard, le moment est venu de te confier un secret. Quand j’avais à peu près ton âge, ton arrière-arrière-grand-père m’a remis ce pendentif, et je ne l’ai jamais retiré avant aujourd’hui. »
D’une main tremblante, il ouvrit sa chemise et retira sa chaîne en argent, montée d’un cristal violet, finement taillé. Je l’avais déjà vu auparavant, mais pour la première fois, je voyais émaner du cristal une faible lueur, que j’avais d’abord prise pour le reflet de la lampe de chevet.
« Si tu l’acceptes, tu peux devenir le nouveau gardien de ce cristal très ancien, qui a le pouvoir de prévenir son porteur lorsqu’approche un danger. Quand ce sera le cas, tu le verras s’illuminer de mille feux. Il te faudra alors être très prudent, et te rappeler tout ce que j’ai pu t’enseigner.
— Oui, grand-père, bien sûr que j’accepte ! m’empressai-je de dire.
— Je te reconnais bien là ! fit-il avec un sourire fier. Attends que j’aie fini, avant de te plonger tête baissée dans l’aventure de toute une vie, car ce cristal renferme une grande puissance. Je pense même que s’il est utilisé correctement, il est capable de bien d’autres choses que prévenir du danger, même si pour ma part, je ne l’ai jamais utilisé à autre chose.
— Mais alors, quand tu me racontais cette histoire de troll qui avait voulu te voler ton cristal… ? demandai-je en mettant en perspective l’ensemble des récits qu’il m’avait racontés.
— Oui, c’était vrai. Pareil pour la fois où il m’a permis de sortir du labyrinthe des stryges, et presque toutes mes histoires, au fond.
— Même ta bataille contre le dragon ? »
Mon grand-père dodelina de la tête en roulant des yeux.
« J’avoue que celle du dragon, j’ai un peu inventé. Mais la morale de l’histoire reste valable ! » ajouta-t-il amusé, en agitant son index en l’air.
Puis il reprit d’un ton plus sérieux :
« Tu dois comprendre que si tu acceptes de porter ce cristal, tu sauras quand vient le danger, mais il risque aussi de t’attirer des ennuis. C’est comme si les créatures fantastiques étaient capables de sentir sa présence. Certaines même semblent être appelées par lui.
— On dirait que maintenant, tu essayes de me dissuader de le prendre…
— Je serais un piètre mentor si je ne te disais pas tout ce que tu dois savoir avant de te laisser prendre une décision !
— Et tu penses que je suis capable d’affronter tous ces monstres ?
— J’avais ton âge quand mon grand-père m’a transmis le cristal. J’ai l’impression que c’est même l’âge idéal pour le recevoir. Tu es intelligent, curieux, vaillant, et je crois que tu as la proportion idéale d’inconscience et de raison. Autrement dit, tu es déjà plus fort que je ne l’ai jamais été. Cependant, tu dois bien soupeser le pour et le contre, et comprendre que ce sera une grande responsabilité. »
Je pris un temps de réflexion pour faire honneur au portrait élogieux – et quelque peu exagéré – que grand-père Philémon avait fait de moi ; tout en restant convaincu que mon instinct premier avait été le bon.
« Très bien, grand-père. J’accepte.
— Alors approche, mon petit. »
Je penchai la tête vers lui, et il me passa la chaîne autour du cou. Je pris le cristal entre mes doigts, et fermai un œil pour mieux voir la lueur qui en émanait.
« Il brille légèrement, n’est-ce pas ? Ce n’est pas seulement un reflet !
— En effet. Ça fait quelques jours qu’il brille comme ça, peut-être une semaine. J’espérais reprendre des forces, mais je dois me rendre à l’évidence : je ne suis plus tout jeune.
— Alors un danger nous guette ?
— Pas tout à fait. Je dirais plutôt qu’un danger s’est manifesté non loin d’ici, mais pour le moment, il ne semble pas s’approcher. Il va te falloir enquêter pour savoir où il se trouve et comment agir. »
Grand-père avait l’air à bout de force, et je ne voulais pas le fatiguer davantage. Je lui demandai s’il voulait que je lui rapporte à manger, et il m’envoya chercher un bol de la soupe de légumes qui embaumait toute la maison. Lorsque je revins avec le bol, il paraissait déjà avoir retrouvé des forces, comme si me transmettre le pendentif l’avait libéré d’un fardeau. Alors en engloutissant quelques cuillers de soupe, il me parla un peu plus du cristal, entrant dans certains détails qu’il avait éludés les premières fois qu’il m’avait conté ses aventures.
J’avais fini par m’endormir sur le bord du lit, et m’étais réveillé quelques heures plus tard, au beau milieu de la nuit. Grand-père ronflait paisiblement à côté de son bol vide, et tandis que je frottais mes yeux, j’eus l’impression que la lueur du cristal s’était intensifiée.

Je descendis l’escalier silencieusement, craignant de voir la lumière s’allumer dans la chambre de mes parents. Avec la même prudence, je me dirigeai jusqu’à la baie vitrée et sa porte coulissante, qui me permettait non seulement de m’éclipser en toute discrétion, mais aussi de pouvoir rentrer dans les mêmes conditions sans devoir actionner de verrou ou faire grincer des gonds malveillants. Même une fois dehors, il s’agissait de ne pas se relâcher, car la porte de l’établi où était garé mon vélo criait comme un corbeau affamé si l’on ne l’ouvrait pas précisément à la bonne vitesse. Heureusement, j’avais le coup de main. D’un geste franc et continu, j’ouvris la porte et me glissai dans l’abri pour en sortir mon vélo. Manque de chance, il était tout au fond, et je dus me rabattre sur le premier à ma portée, le vieux vélo de ma mère. Malgré toutes mes précautions au moment de le sortir, le dérailleur avait agrippé un râteau qui manqua de renverser tous les outils de jardin. Le manche atterrit sur une poubelle métallique comme un coup de tambour, réveillant le chien des voisins qui, pour mon plus grand malheur, était un aboyeur de compétition. Je me figeai, les oreilles tendues vers l’horizon et les yeux rivés sur les fenêtres de ma maison, en attendant que la symphonie canine arrive à son dernier mouvement. Personne ne semblait réveillé, et après avoir remis le râteau à sa place, j’enfourchai ce grand vélo dans la nuit paisible de Cloche-Bourg.
La dynamo bourdonnait au rythme de mes coups de pédale, mais lumière émanant du cristal me fascinait beaucoup plus que de celle qui venait de ce vieux phare. J’avais tourné de façon méthodique autour de ma maison, suivant une trajectoire en escargot, du moins, autant que me le permettaient les rues de Cloche-Bourg. Et chaque fois que je m’étais approché de la « rue du vieux château », le cristal avait brillé plus fort. Après avoir pris cette route dans un sens, et voyant la lumière du cristal baisser, je fis demi-tour ; et cette fois, je fus certain que j’étais sur la bonne voie. La lueur se faisait de plus en plus intense, alors que j’arrivais aux limites de Cloche-Bourg, si bien que je commençai à hésiter, me demandant si je n’avais pas été un peu vite en besogne. Alors que mon rythme avait légèrement baissé, je vis au loin se dessiner les contours du vieux manoir. Comme si le cristal répondait à une question que j’avais posée par la pensée, il se mit soudain à briller plus fortement. Je sentais même en émaner une sorte de vibration, peut-être imaginaire, qui m’incitait à continuer.
Alors que j’arrivais aux portes du domaine, je laissai mon vélo sur le bas-côté, les yeux rivés vers la masse sombre du manoir dominant la colline. Toujours en proie à quelque doute, j’hésitai à aller plus loin, jusqu’à ce que je vis de la lumière à l’une des fenêtres de la tour. Il n’avait pas quitté le lit depuis trois jours, et sa respiration était lourde. C’était la première fois que je le voyais aussi faible. Je me sentais obligé d’être fort pour deux, alors j’ai gardé mes larmes pour moi.
« Mon petit Bernard, le moment est venu de te confier un secret. Quand j’avais à peu près ton âge, ton arrière-arrière-grand-père m’a remis ce pendentif, et je ne l’ai jamais retiré avant aujourd’hui. »
D’une main tremblante, il ouvrit sa chemise et retira sa fine chaîne en argent, montée d’un cristal violet, finement taillé. Je l’avais déjà vu auparavant, mais pour la première fois, je voyais émaner du cristal une faible lueur, que j’avais d’abord prise pour le reflet de la lampe de chevet.
« Si tu l’acceptes, tu peux devenir le nouveau gardien de ce cristal très ancien, qui a le pouvoir de prévenir son porteur lorsqu’approche un danger. Quand ce sera le cas, tu le verras s’illuminer de mille feux. Il te faudra alors être très prudent, et te rappeler tout ce que j’ai pu t’enseigner.
— Oui, grand-père, bien sûr que j’accepte ! m’empressai-je de dire.
— Je te reconnais bien là ! fit-il avec un sourire fier. Attends que j’aie fini, avant de te plonger tête baissée dans l’aventure de toute une vie, car ce cristal renferme une grande puissance. Je pense même que s’il est utilisé correctement, il est capable de bien d’autres choses que prévenir du danger, même si pour ma part, je ne l’ai jamais utilisé à autre chose.
— Mais alors, quand tu me racontais cette histoire de troll qui avait voulu te voler ton cristal… ? demandai-je en mettant en perspective l’ensemble des récits qu’il m’avait racontés.
— Oui, c’était vrai. Pareil pour la fois où il m’a permis de sortir du labyrinthe des stryges, et presque toutes mes histoires, au fond.
— Même ta bataille contre le dragon ? »
Mon grand-père dodelina de la tête en roulant des yeux.
« J’avoue que celle du dragon, j’ai un peu inventé. Mais la morale de l’histoire reste valable ! »
ajouta-t-il amusé, en agitant son index en l’air. Puis il reprit d’un ton plus sérieux :
« Tu dois comprendre que si tu acceptes de porter ce cristal, tu sauras quand vient le danger, mais il risque aussi de t’attirer des ennuis. C’est comme si les créatures fantastiques étaient capables de sentir sa présence. Certaines même semblent être appelées par lui.
— On dirait que maintenant, tu essayes de me dissuader de le prendre…
— Je serais un piètre mentor si je ne te disais pas tout ce que tu dois savoir avant de te laisser prendre une décision !
— Et tu penses que je suis capable d’affronter tous ces monstres ?
— J’avais ton âge quand mon grand-père m’a transmis le cristal. J’ai l’impression que c’est même l’âge idéal pour le recevoir. Tu es intelligent, curieux, vaillant, et je crois que tu as la proportion idéale d’inconscience et de raison. Autrement dit, tu es déjà plus fort que je ne l’ai jamais été. Cependant, tu dois bien soupeser le pour et le contre, et comprendre que ce sera une grande responsabilité. » Je pris un temps de réflexion pour faire honneur au portrait élogieux – et quelque peu exagéré – que grand-père Philémon avait fait de moi ; tout en restant convaincu que mon instinct premier avait été le bon.
« Très bien, grand-père. J’accepte.
— Alors approche, mon petit. »
Je penchai la tête vers lui, et il me passa la chaîne autour du cou. Je pris le cristal entre mes doigts, et fermai un œil pour mieux voir la lueur qui en émanait.
« Il brille légèrement, n’est-ce pas ? Ce n’est pas seulement un reflet !
— En effet. Ça fait quelques jours qu’il brille comme ça, peut-être une semaine. J’espérais reprendre des forces, mais je dois me rendre à l’évidence : je ne suis plus tout jeune.
— Alors un danger nous guette ?
— Pas tout à fait. Je dirais plutôt qu’un danger s’est manifesté non loin d’ici, mais pour le moment, il ne semble pas s’approcher. Il va te falloir enquêter pour savoir où il se trouve et comment agir. »
Grand-père avait l’air à bout de force, et je ne voulais pas le fatiguer davantage. Je lui demandai s’il voulait que je lui rapporte à manger, et il m’envoya chercher un bol de la soupe de légumes qui embaumait toute la maison. Lorsque je revins avec le bol, il paraissait déjà avoir retrouvé des forces, comme si me transmettre le pendentif l’avait libéré d’un fardeau. Alors en engloutissant quelques cuillers de soupe, il me parla un peu plus du cristal, entrant dans certains détails qu’il avait éludés les premières fois qu’il m’avait conté ses aventures.
J’avais fini par m’endormir sur le bord du lit, et m’étais réveillé quelques heures plus tard, au beau milieu de la nuit. Grand-père ronflait paisiblement à côté de son bol vide, et tandis que je frottais mes yeux, j’eus l’impression que la lueur du cristal s’était intensifiée.
Je descendis l’escalier silencieusement, craignant de voir la lumière s’allumer dans la chambre de mes parents. Avec la même prudence, je me dirigeai jusqu’à la baie vitrée et sa porte coulissante, qui me permettait non seulement de m’éclipser en toute discrétion, mais aussi de pouvoir rentrer dans les mêmes conditions sans devoir actionner de verrou ou faire grincer des gonds malveillants. Même une fois dehors, il s’agissait de ne pas se relâcher, car la porte de l’établi où était garé mon vélo criait comme un corbeau affamé si l’on ne l’ouvrait pas précisément à la bonne vitesse. Heureusement, j’avais le coup de main. D’un geste franc et continu, j’ouvris la porte et me glissai dans l’abri pour en sortir mon vélo. Manque de chance, il était tout au fond, et je dus me rabattre sur le premier à ma portée, le vieux vélo de ma mère. Malgré toutes mes précautions au moment de le sortir, le dérailleur avait agrippé un râteau qui manqua de renverser tous les outils de jardin. Le manche atterrit sur une poubelle métallique comme un coup de tambour, réveillant le chien des voisins qui, pour mon plus grand malheur, était un aboyeur de compétition. Je me figeai, les oreilles tendues vers l’horizon et les yeux rivés sur les fenêtres de ma maison, en attendant que la symphonie canine arrive à son dernier mouvement. Personne ne semblait réveillé, et après avoir remis le râteau à sa place, j’enfourchai ce grand vélo dans la nuit paisible de Cloche-Bourg.
La dynamo bourdonnait au rythme de mes coups de pédale, mais lumière émanant du cristal me fascinait beaucoup plus que de celle qui venait de ce vieux phare. J’avais tourné de façon méthodique autour de ma maison, suivant une trajectoire en escargot, du moins, autant que me le permettaient les rues de Cloche-Bourg. Et chaque fois que je m’étais approché de la « rue du vieux château », le cristal avait brillé plus fort. Après avoir pris cette route dans un sens, et voyant la lumière du cristal baisser, je fis demi-tour ; et cette fois, je fus certain que j’étais sur la bonne voie. La lueur se faisait de plus en plus intense, alors que j’arrivais aux limites de Cloche-Bourg, si bien que je commençai à hésiter, me demandant si je n’avais pas été un peu vite en besogne. Alors que mon rythme avait légèrement baissé, je vis au loin se dessiner les contours du vieux manoir. Comme si le cristal répondait à une question que j’avais posée par la pensée, il se mit soudain à briller plus fortement. Je sentais même en émaner une sorte de vibration, peut-être imaginaire, qui m’incitait à continuer.
Alors que j’arrivais aux portes du domaine, je laissai mon vélo sur le bas-côté, les yeux rivés vers la masse sombre du manoir dominant la colline. Toujours en proie à quelque doute, j’hésitai à aller plus loin, jusqu’à ce que je vis de la lumière à l’une des fenêtres de la tour.