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Le Manoir Fantôme
Chapitre 2

La colline de Cloche-Bourg

Le manoir avait été construit par la famille Toccini dans le courant du XVIe siècle, et fut le premier édifice de Cloche-Bourg. Leurs descendants y avaient vécu pendant plusieurs générations, jusqu’à ce qu’un jour, au milieu des années 1970, le dernier habitant du manoir disparaisse sans laisser de trace. Il s’agissait d’un pianiste de réputation internationale du nom de Giacomo Toccini, et après une douzaine d’années sans nouvelles de lui, des rumeurs plus ou moins farfelues avaient commencé à émerger. Des habitants de Cloche-Bourg avaient déclaré avoir vu une charrette entrer dans la propriété, et depuis, on entendrait régulièrement des notes de piano surgir du manoir, même si Giacomo Toccini avait totalement disparu de la scène musicale. Certains disaient qu’il était devenu fou après avoir voyagé dans des pays lointains, et qu’il vivait reclus au dernier étage de la tour du manoir, dont on voyait de temps à autre la fenêtre s’allumer.

Je ne m’étais que rarement aventuré dans le coin, et n’avais jamais prêté attention à toutes ces histoires, mais lorsque je m’approchai de la grille principale, j’entendis une musique entraînante résonner depuis les murs de l’ancienne bâtisse. Je restai un moment à tendre l’oreille pour tenter de reconnaître l’air, mais ça ne ressemblait à rien que j’aie pu entendre. Plus étrange encore, la musique s’interrompait de temps à autre, après plusieurs accords dissonants, comme si le musicien cherchait la suite du morceau. Lorsque la mélodie s’arrêta totalement, mon cristal se mit à briller plus fort un court instant, puis l’air reprit du début.
Lorsque je passai la grille, j’hésitai à laisser mon vélo à l’entrée, et la végétation qui avait envahi le chemin me dissuada rapidement d’aller plus loin avec. Je longeai une rangée d’arbres qui avait été relativement épargnée par les ronces, et après quelques minutes, j’arrivai au pied du manoir. La musique continuait à l’intérieur tandis que j’observais la grande porte, particulièrement impressionné. Le cristal avait beau me signifier que j’étais sur la bonne piste, je ne savais pas à quoi elle menait, et je m’imaginais mal entrer comme ça chez quelqu’un au beau milieu de la nuit sans raison valable. Je commençais même à me dire que je me trompais peut-être, et que je devrais rentrer à la maison. D’un autre côté, la musique que j’entendais me semblait de plus en plus étrange, et l’idée de faire demi-tour si tôt me laissait une impression d’inachevé. Faire le tour du manoir pour tenter d’apercevoir quelque chose à travers une fenêtre me sembla être un compromis raisonnable. Je laissai alors glisser mes yeux à travers toutes les ouvertures que je rencontrais, dans l’espoir de trouver quelque raison de faire demi-tour sans regret.
J’avais beau écarquiller les yeux, coller mes mains aux fenêtres pour éviter les reflets, je ne vis rien de particulier, à part des meubles couverts de draps blancs, et des poutres envahies de toiles d’araignées. Je fis de même avec toutes les fenêtres que je trouvais à ma portée, jusqu’à revenir devant la grande porte. Alors seulement, je me rendis compte que la musique avait cessé depuis un moment, et tandis que je tournais le dos au manoir redevenu paisible, je sursautai en entendant la grande porte s’ouvrir avec fracas. Je me retournai, prêt à prendre mes jambes à mon cou, en m’attendant à voir le maître des lieux me toiser d’un regard furieux ! Je ne vis rien que quelques drapés remuer à cause du courant d’air. Alors que tout me poussait à rentrer chez moi au pas de course, une petite voix m’incitait à continuer ; sans que je puisse dire si elle venait de moi, du cristal, ou même de l’intérieur du manoir.

Après quelques instants d’hésitation, je décidai de franchir le seuil. Je ne vis rien de plus que ce que j’avais aperçu depuis les fenêtres, mais remarquai qu’il faisait nettement plus frais à l’intérieur. J’entendis alors la musique reprendre depuis les hauteurs de la tour. Alors que je m’engageai sur les premières marches de l’escalier, je lançai sans grande conviction :
« Il y a quelqu’un ? »
Pour seule réponse, j’entendis la grande porte se refermer, avec la même violence que lorsqu’elle s’était ouverte. Pris de panique, je retournai vers l’entrée, sans qu’aucune voix ne me suggère le contraire, mais arrivé à la porte, je fus incapable de l’ouvrir. J’y mis toutes mes forces, cherchai un verrou ou quelque chose qui l’aurait coincée, mais rien à faire, elle restait close. Je bondis alors vers la première fenêtre venue, mais elle était obstruée par un volet… alors que lors de mon tour du manoir, je n’en avais vu aucun qui soit fermé. Je fis de nouveau le tour de toutes les fenêtres, depuis l’intérieur cette fois, mais toutes étaient bloquées par d’épais panneaux de bois qui refusaient de bouger d’un centimètre. Cette fois, j’avais la trouille. Il se passait résolument quelque chose d’étrange dans cet endroit, et je n’avais plus d’autre choix que d’avancer pour tenter de comprendre dans quel pétrin je m’étais fichu.
Je suivis alors la musique. À mesure que j’approchais, gravissant une à une les marches grinçantes du grand escalier, la mélodie sembla se faire de plus en plus harmonieuse.
Le premier étage était bien différent du rez-de-chaussée. Pas de draps, pas une toile d’araignée, pas un grain de poussière ; il flottait en revanche un léger mais très net parfum de lavande. C’est bien simple, on aurait dit que quelqu’un vivait encore là. Je commençais à croire que je devais être la proie de plaisantins qui squattaient le manoir, et qui voulaient probablement me faire peur. Je devais dire que c’était plutôt réussi, et je n’en menais pas large. D’autant que malgré la propreté du lieu, impossible s’allumer la lumière. Si seulement j’avais pu atteindre mon vélo dans l’établi, j’en aurais détaché le phare pour l’utiliser comme lampe de poche ! Je devais me contenter de mes yeux et de la lueur d’une nuit claire. Pièce après pièce, je continuais de fouiller l’endroit avec attention. J’avançais discrètement, en espérant surprendre ceux qui me jouaient un tour, et restais attentif au moindre bruit. Il y avait une grande bibliothèque, remplie de livres anciens. Pour chacune des trois chambres, il y avait une salle de bains, toutes parfaitement propres mais sans la moindre serviette, ni d’affaires personnelles sur le bord des lavabos. Dans les chambres, les lits étaient faits, avec des draps assortis au papier peint passé de mode, mais pas d’affaires sur les tables de nuit ni dans les armoires ou les commodes. Je revins au centre de cet étage, devant le petit escalier, qui menait aux pièces de la tour.
Je me rendis alors compte que le vent ne soufflait plus dans les arbres, que les animaux de la nuit avaient arrêté leur ballet habituel, et que seule la musique du haut de la tour continuait de se faire entendre de temps à autre. Il fallait pourtant avancer.
Cet escalier était en pierre, comme si cette section avait été la plus ancienne du bâtiment. Je me rappelai soudain qu’une partie du manoir avait été importée d’Italie pierre par pierre, et supposai qu’il devait s’agir de cette tour. 
À mesure que je gravissais les marches, la musique se fit plus intense. Mes yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité depuis un moment, et lorsque j’arrivai en haut de l’escalier, la faible lueur sous un seuil de porte suffit à me faire plisser des paupières. 
J’arrivai enfin dans la pièce d’où provenait la musique, et y vis de dos une forme translucide s’agiter en cadence sur le clavier d’un grand piano. J’aurais préféré dire que c’était une forme humaine, mais il en manquait plus de la moitié pour que ce soit parfaitement exact. Il y avait une tête échevelée, avec de longues mèches fines qui volaient au vent, des épaules anguleuses se prolongeant en deux bras squelettiques, et un début de torse, qui flottait au-dessus du tabouret, tandis qu’un pied actionnait de temps à autre les pédales sans qu’il ne soit rattaché à aucune jambe.
J’étais pétrifié. J’aurais voulu m’enfuir, mais la peur avait cloué mes pieds au sol.
« Comment t’appelles-tu, mon jeune ami ? fit le pianiste en continuant de jouer.
— Bernard, répondis-je en bégayant.
— Mon cher Bernard, tu dois avoir une oreille exceptionnelle, pour être arrivé jusqu’ici. Je ne reçois plus guère de visite depuis un moment, hormis une fois de temps en temps, un mélomane qui se laisse entraîner par ma musique.
— Excusez-moi, mais… vous êtes Giacomo Toccini ?
— Lui-même ! » fit-il en se retournant légèrement, me laissant entrevoir qu’il manquait aussi une partie de visage pour habiller ce crâne verdâtre.
Je détournai les yeux et entendis soudain les mains fantomatiques du pianiste buter sur une suite de notes, qui se répétèrent, chaque fois avec plus de hargne, sans trouver de dénouement paisible. De colère, le spectre de Toccini frappa plusieurs fois sur le clavier. J’étais toujours pétrifié, et ce déchaînement de colère soudain n’arrangea rien. Puis il se remit à se balancer doucement, et reprit son air depuis le début, comme si de rien n’était.
Et si c’était la raison de ma présence ? Et si j’avais été amené ici pour l’aider à trouver la fin de son morceau ? Mes jambes parvinrent enfin à bouger, et bravant ma peur, je m’avançai de quelques pas vers le spectre.
« Vous ne vous souvenez plus de la fin du morceau ? Peut-être que je peux vous aider… »
À peine avais-je prononcé ces mots, que les mains du spectre s’immobilisèrent au-dessus des touches. Il m’avait semblé les voir trembler, quand soudain, la tête à moitié dévorée par les années se retourna sur moi d’un geste brusque.
« Oh oui, tu vas m’aider ! » s’exclama le spectre de Toccini.
Un frisson me parcourut tout entier, et tandis que je tentais de fuir, je sentis mon pied d’appui s’envoler, et me retrouvai cul par-dessus tête. La chute avait fait sortir de ma chemise mon pendentif, qui brillait de mille feux, au point que je ne voyais plus que lui. Lorsque je le serrai dans ma main pour voir le reste de la pièce, le spectre avait disparu.